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Même si les agissements d’Océane lui avaient jadis causé beaucoup de chagrin, en tant que Témoin de Dieu, Yannick ne lui en tenait plus rancune. Il avait poursuivi son évolution, mais elle, non. Au début, le manque de compassion d’Océane l’avait fait beaucoup souffrir, puis il avait choisi l’indifférence pour protéger son cœur. En ne conservant que les bons souvenirs dans son esprit, il avait ainsi réussi à trouver le courage de prêcher, comme le Père le lui avait demandé. Il éprouvait encore beaucoup d’amour pour elle et il souhaitait plus que tout le salut de son âme. Toutefois, il ne ferait plus jamais de folies pour elle.
Tandis qu’il se dirigeait vers le quartier riche où habitait désormais l’ancienne agente, Yannick se rappela la douleur qu’il avait décelée sur le visage de Thierry Morin. Elle ressemblait beaucoup à la sienne lorsque le destin avait élevé un mur infranchissable entre Océane et lui. Il avait presque été tenté de dire au Naga que, de toute façon, l’Israélien subirait éventuellement le même sort que tous les autres amants de la jeune femme, sacrifiés au profit de son ambition. « Pourquoi aurais-je fait davantage souffrir le policier du Vatican ? », songea Yannick.
Le soleil s’était couché lorsqu’il se matérialisa sur le toit de l’immeuble juste en face de celui d’Océane. Il s’assit en tailleur sur les tuiles encore chaudes et surveilla les fenêtres de son appartement. Elle était sagement rentrée chez elle lors du couvre-feu et terminait son repas du soir. « Comment vais-je réussir à la convaincre de renoncer à ses ordres si ce reptilien exerce un quelconque charme sur elle ? », se demanda-t-il. Connaissant Océane, il savait qu’elle allait le traiter de jaloux et hausser les épaules. Devrait-il lui révéler que c’était Thierry Morin qui l’avait supplié de la raisonner ? Valait-il mieux assassiner l’Antéchrist avant qu’il n’entraîne la jeune femme en Enfer avec lui ? Il y avait déjà eu deux attentats à la vie de Ben-Adnah depuis un an, et il y en aurait certainement d’autres, car l’ANGE ne serait pas la seule organisation secrète à vouloir l’éliminer.
Océane poussa alors les portes de son balcon et se risqua à l’extérieur pour profiter de l’air frais du soir. Elle était vêtue d’une robe de nuit en satin rouge, une couleur qui lui allait à merveille, mais qu’elle ne portait presque jamais. Elle promena d’abord son regard sur la rue déserte. Jérusalem était calme et sereine à cette heure-là. Océane leva ensuite les yeux vers le ciel étoilé et vit tout de suite Yannick, confortablement installé sur le toit de l’immeuble d’en face, au niveau de son appartement.
— Est-ce que tu m’espionnes ? se fâcha-t-elle.
— Non, je t’observe.
— C’est la même chose.
— On espionne pour le compte d’une autre personne, mais on observe pour soi-même.
— Ne commence pas à jouer sur les mots, Yannick. Dis-moi plutôt ce que tu veux.
— Je suis venu te mettre en garde.
— Toi aussi ? Écoute, Yannick, je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai une mission à accomplir. Tout comme toi, d’ailleurs.
— On dirait que je m’acquitte mieux de la mienne que toi.
— Tu es bien mal placé pour me juger.
— Ce n’est qu’une constatation. J’ai converti des milliers de personnes à la bonne parole, alors que je vois bien que l’Antéchrist est toujours vivant.
— On ne m’a imposé aucun délai pour accomplir une tâche qui, de toute façon, ne te regarde plus depuis que tu as quitté nos rangs.
— L’élimination de l’homme dont Satan projette de se servir est l’affaire de tous, Océane.
— Crois-tu vraiment qu’il n’en choisira pas un autre si je tue Asgad ?
— Faute de temps pour préparer un autre vaisseau pour accueillir sa force vitale, je pense qu’il se contenterait du corps d’une personne de son entourage.
— Moi ? Voyons donc, Yannick. Je n’ai aucune influence politique, ici comme ailleurs.
— Une fois que le Prince des Ténèbres s’empare d’une personne, il évacue cavalièrement son âme dans l’Éther et fait faire tout ce qu’il veut à sa nouvelle enveloppe physique.
— Arrête de me menacer.
— Mon intention ce soir, est uniquement de te mettre en garde. Réfléchis un peu. Satan a certainement une bonne raison de choisir cet homme d’affaires.
— Te rends-tu compte que si quelqu’un est en train d’écouter notre conversation, je vais être pendue pour trahison ?
— Tu t’inquiètes pour rien, car je nous ai entourés d’une bulle étanche depuis que tu as ouvert la bouche. Je désire ton salut, pas ta mort prématurée.
— Arrête de jouer au sauveur avec moi. Je sais ce que je fais et je n’ai besoin ni de ton aide, ni de tes conseils.
— À mon avis, c’est toi qui joues un jeu dangereux, juste pour prouver à l’ANGE que tu as la trempe d’une grande espionne.
— Comment oses-tu me dire une chose pareille ? s’offensa-t-elle. Je n’ai rien à prouver à qui que ce soit !
— Je te connais mieux que toi-même, Océane.
Elle prit une profonde inspiration pour ne pas se mettre à crier. Décidément, elle n’arrivait qu’à se disputer avec ses anciens amants.
— Il y a en toi un besoin inconscient de te sentir importante, poursuivit Yannick. L’Agence n’arrivera jamais à le combler parce que nous ne sommes en réalité que des pions qui travaillent pour un but commun. Mais un puissant démon…
— Comment oses-tu qualifier Asgad de démon alors que tu ne le connais même pas ?
— Le connais-tu vraiment toi-même ? Es-tu au courant que l’âme du véritable Asgad Ben-Adnah est retournée vers le Père il y a près d’un an ? Celui qui partage ton lit, c’est l’empereur Hadrien, sorti des enfers pour reconquérir son ancien empire et le candidat idéal pour Satan lorsqu’il perdra finalement sa guerre céleste contre les archanges et qu’il aura besoin d’un corps.
— Je me fiche éperdument de sa véritable identité. Ma mission est de le tuer et c’est ce que je ferai.
— Pourquoi n’est-ce pas encore fait, Océane ?
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, hésitant à lui révéler qu’elle retardait sans cesse cette exécution parce qu’en présence d’Asgad, elle perdait tous ses moyens. « Comme je le faisais avec Yannick lorsque je l’ai rencontré… », se souvint-elle.
— Tu t’es éprise d’un mirage, murmura-t-il, ému par ce qu’il ressentait dans le cœur d’Océane.
— Je ne l’aime même pas.
— Mais tu adores ses petites attentions.
— Ce n’est pas aussi simple que tu le crois d’être une espionne qui ne peut se donner entièrement à qui que ce soit.
— Je le sais mieux que quiconque.
« Et lui, il a vécu sans amour pendant plus de deux mille ans », se rappela-t-elle, honteuse.
— Je n’ai jamais voulu te faire de mal, Yannick. Je croyais que notre relation était bel et bien terminée quand je me suis laissée séduire par Thierry Morin.
— Notre relation ne pouvait pas aller plus loin en raison de notre travail, mais tu es et tu seras toujours la seule femme que j’ai aimée.
— Yannick…
Il se leva, véritable apparition divine vêtue d’une longue tunique et auréolée de lumière. « C’est sûrement ce que les peintres religieux ont dû voir, eux aussi », songea Océane. Il fit un pas dans le vide, arrachant à la jeune femme un cri d’effroi. Elle pouvait vivre avec certains remords, mais sa conscience ne la laisserait jamais tranquille si l’un des deux Témoins de Dieu se suicidait par amour !
À sa grande surprise, Yannick marcha dans le vide, comme si une planche invisible venait de se tendre de son balcon. Il n’y avait plus aucun doute dans l’esprit d’Océane que cet homme, qui s’était fait passer pour un agent de l’ANGE, était un saint.
Yannick était parvenu au milieu de la rue quand un éclair fulgurant déchira la nuit. Océane protégea ses yeux éblouis d’une main, puis battit rapidement des paupières pour voir ce qui venait de se passer. Dieu avait-il décidé de sévir contre son serviteur délinquant ? Elle aperçut alors Océlus, qui flottait lui aussi dans les airs, entre Yannick et elle.
— Tu seras détruit si tu t’approches d’elle, Képhas !
— Quoi ? s’insulta Océane.
— Elle a absorbé trop d’énergie maléfique. Aucune créature divine ne peut s’approcher d’elle sans risquer l’anéantissement, même Reiyel.
— Je ne ressens pourtant rien de tel, protesta Yannick.
— C’est un piège sournois dont l’Antéchrist entoure tous ceux qui lui sont chers, afin qu’aucun d’entre nous ne puisse les sauver.
— Je vous demande pardon ! continua de s’insurger Océane.
Océlus serra son ami dans ses bras. Les deux apôtres se dématérialisèrent en même temps.
— Eh ! hurla la jeune femme.
De la lumière apparut derrière plusieurs fenêtres des immeubles voisins, lui faisant comprendre que le charme d’isolation phonique avait disparu en même temps que Yannick. Elle s’empressa de rentrer chez elle, refermant les portes derrière elle. Si Asgad était Hadrien et non Satan, il était impensable qu’il lui ait lui-même jeté ce sort. Un autre démon était sûrement à l’œuvre ici. « Antinous ? » se demanda-t-elle. Le jeune Grec avait pourtant un visage et une douceur d’ange !
— Il est temps que je me secoue et que j’arrête de voir la vie en rose, décida-t-elle. En rose…
La seule mention de cette couleur fit apparaître le visage innocent de Cindy dans ses pensées. Il y avait une éternité qu’elle n’avait pas parlé à sa jeune collègue, ni à Vincent d’ailleurs. Elle les avait presque oubliés. Océane s’assit sur son lit en constatant qu’elle avait terriblement changé et elle attribua cette transformation à ses nouvelles fréquentations. « Je dois démasquer ce démon pour nous sauver, Asgad et moi », conclut-elle.
Océlus et Yannick se matérialisèrent dans la grotte des chrétiens, toujours étroitement enlacés.
— Tu m’as tellement manqué, Yahuda.
— C’est la même chose pour moi.
Yannick se dégagea de son étreinte et emmena son ami s’asseoir parmi les restes de son loft.
— Reiyel est venu me voir, lui dit-il. Il pensait te trouver avec moi.
— Je me suis d’abord arrêté chez Cindy, car je ne la reverrai plus jamais. J’avais besoin de passer un peu de temps avec elle pour me donner du courage.
— Nous devons maintenant nous hâter de gagner la confiance de ceux qui doutent encore. Mais dis-moi, où as-tu passé tout ce temps ?
— Je suis resté auprès du Père pour purger mon âme, avoua Océlus avec un peu de honte. Mais avant, Reiyel m’a transporté dans les grands champs célestes où se battent les démons et les anges. C’était horrible. Je pense que si les humains pouvaient voir ce qui s’y passe, ils arrêteraient sur-le-champ de commettre des crimes.
— Ce ne serait pas une mauvaise idée que tu leur parles de ton expérience, mon frère.
— Peut-être bien.
— Qui t’a dit qu’Océane était contaminée par le Mal ?
— C’est Vincent. Le Père l’a choisi pour interpréter différemment la Bible. Il y est écrit que toute créature divine qui s’approchera d’Océane sera perdue.
Au lieu de se réjouir des nouveaux pouvoirs de Vincent, Yannick se désola d’apprendre que Dieu lui-même condamnait Océane.
— Thierry Morin m’a aussi appris que si elle venait à concevoir un enfant avec Asgad Ben-Adnah, la grossesse la transformerait en reptilienne…
— D’une manière ou d’une autre, tu ne dois plus chercher à la revoir, Képhas.
— Je voulais seulement lui recommander de quitter Jérusalem pendant qu’il est encore temps.
— Oublie-la.
— Comme tu oublieras Cindy ?
— Il le faut, pour le salut du monde.
— Si j’étais resté dans l’Éther comme toi, aucun de nous deux n’aurait autant souffert, soupira Yannick.
— Mais nous n’aurions jamais connu le véritable amour.
Yannick se rappela la douleur qu’il avait vue dans les yeux de Thierry Morin et celle qu’il ressentait encore au fond de son cœur.
— Oui, tu as raison, concéda-t-il pour clore le sujet.
— Tu t’es bien débrouillé sans moi ? le taquina Océlus, qui le sentait s’attrister davantage.
— J’ai fait ce que j’ai pu, mais c’est exténuant de prêcher seul pendant des heures et des heures. Je suis bien content que tu sois de retour.
— Demain, nous les convertirons tous.
Océlus prit les mains de son ami dans les siennes et se relia avec lui à l’énergie divine qui les alimentait. Yannick ferma les yeux et se laissa bercer par cette merveilleuse douceur.